20.10.18

Analyse 13 (2018). Du «Mur de Berlin» au «Mur d'Idlib»

       Paix et Justice au Moyen-Orient

STRASBOURG, le 20 octobre 2018

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Du «Mur de Berlin» au «Mur d'Idlib»

Après la victoire des alliés sur l'Allemagne nazie, le 8 mai 1945, Berlin, situé en zone soviétique, est partagé en quatre secteurs administrés par une commission de contrôle quadripartite (Etats-Unis, Grande Bretagne, URSS et France). Les Soviétiques s'en retirent le 20 mars 1948.

A partir du 13 août 1961, la RDA (République démocratique d'Allemagne) commence à ériger le mur séparant les deux secteurs de la ville. A l'est, les Soviétiques et alliés feront face aux camp occidental, mené par les Etats-Unis, eux-mêmes installés à l'ouest de Berlin, jusqu'au 9 novembre 1989, date de l'effondrement du mur de Berlin qui fut suivi de l'unification de l'Allemagne.

Le Berlin du temps de la «guerre froide», et la province d'Idlib, vivent à des époques différentes, ont vécu différentes histoires, avec les protagonistes de leur époque. Il serait faux de vouloir les placer sur le même plan. Pourtant, la similitude entre les deux localités est frappante : une multitude de forces étrangères est présente sur le champ de bataille, même si, contrairement à Berlin du temps de la «guerre froide», l'enclave d'Idlib n'est pas divisée en zones d'influence des adversaires en guerre.

Comme à Berlin, le camp occidental (les Etats-Unis, la France, le Royaume uni, l'Allemagne) et ses alliés régionaux font face à la Russie et à ses alliés orientaux, en particulier l'Iran, puissance dominante en Syrie.

Pour le camp occidental, en particulier américain, il est très important d'avoir une base militaire en Syrie d'où il peut exercer des pressions sur ses adversaires. Comme Berlin, Idlib est donc un enjeu d'ordre militaire d'importance stratégique. «Les Etats-Unis ont manifesté publiquement leur volonté de rester en Syrie et ont réaffirmé leur hostilité à une offensive du régime de Bachar Al-Assad contre l'enclave d'Idlib (…) Washington a fait comprendre de manière plus discrète aux acteurs du conflit que les Etats-Unis pourraient intervenir si le régime syrien lançait une offensive contre l'enclave d'Idlib»(1)

Comme à Berlin, l'enclave d'Idlib est fortement militarisée : dépenses militaires colossales, présence d'armes des plus sophistiquées, munitions et militaires sous toutes les formes (soldats et miliciens). Hormis un petit contingent de l'armée turque, aucune armée étrangère n'est, officiellement, présente à Idlib. Il n'y a que l'armée syrienne, épaulée par des conseillers militaires iraniens et russes et des milliers de miliciens parrainés par différentes puissances mondiales et régionales, qui se font face.

L'imbroglio turque

Si le camp oriental, en particulier l'Iran et les milices affiliées, manifeste une certaine cohésion, le camp occidental brille par ses contradictions et sa désunion. En manifestant «publiquement leur volonté de rester en Syrie», réaffirmant leur «hostilité à une offensive du régime de Bachar Al-Assad contre l'enclave d'Idlib», les Etats-Unis apportent publiquement leur soutien aux djihadistes wahhabites Hayat Tahrir Al Cham (HTS), la force dominante à Idlib, dont le noyau dur est issu d'Al-Qaida.

HTS «contrôle les endroits les plus stratégiques et les plus lucratifs du gouvernorat, y compris son chef-lieu et sa frontière avec la Turquie, à partir de laquelle il peut prélever des taxes(2) Cette manne financière de HTS ne peut exister sans l'assentiment de la Turquie et de ses alliés, régionaux (l'Arabie saoudite, parrain de l'ensemble des djihadistes wahhabites) et autres (Américains), fournisseurs des armes, logistiques et renseignements, au groupe djihadiste.

Partie du camp occidental, le HTS s'accommode de la présence turque et avait même accompagné le déploiement du contingent turc à Idlib. Les djihadistes, qui ne souhaitent pas braquer l'armée turque, sont conscients de son double jeu qui les utilise contre les rebelles kurdes, soutenus par les Américains, officiellement alliés des Turcs au sein de l'OTAN. Les rebelles kurdes du Nord de la Syrie (qui font partie du camp occidental) forment le talon d'Achille de la Turquie. Car les Iraniens et les Russes les instrumentalisent également pour faire pression sur la Turquie à la table des négociations.

Le camp oriental consolide ses positions en Syrie étape par étape. Les zones de désescalade ont été reprises les unes après les autres. Il ne reste qu'Idlib et certaines régions du Nord de la Syrie sous administration kurde, turque et américaine. Avec la livraison des batteries de missiles sol-air S 300 à l'armée syrienne, la Russie a mis un terme à l'hégémonie aérienne de l'aviation israélienne qui intervenait au profit du camp occidental, pour entraver l'avancée de l'armée syrienne. Le pouvoir syrien se stabilise et la perspective de reconstruction en Syrie attise les appétits en Occident.

Contrairement à Berlin du temps de la «guerre froide», où le camp occidental était en position de force, il est en position de faiblesse à Idlib.

La province semble être prise en otage par le camp occidental pour des négociations en cours sur les accords nucléaires, les missiles balistiques de l'Iran, l'influence grandissante de Téhéran au Moyen-Orient, la guerre à l'Est de l'Ukraine et la reconstruction de la Syrie.

Pour quand la «chute du mur» d'Idlib?

Les faits sont têtus. Même «les verbes colorés, graveleux parfois» de Donald Trump n'y changeront rien. Le camp occidental a perdu en Syrie et il est temps qu'il retire ses troupes. D'autant plus que ledit camp est plus que jamais divisé, grâce à l'action de l'administration Trump et de sa guerre économique déclenchée contre le monde entier, en particulier la Chine et l'Union européenne.

Cette dernière tient à rester dans l'accord nucléaire avec l'Iran et tente de le sauver avec la création de l' «entité légale» ou «véhicule spécial» - SVP, selon l'acronyme anglais, dont la naissance a été annoncée lundi 24 septembre à New York. Le SVP devrait permettre à l'Iran de maintenir des liens commerciaux et industriels avec l'Union européenne et le reste du monde, via les banques européennes.

Face à l'Iran, l'Union européenne et l'administration Trump ont deux stratégies diamétralement opposées. Un gouffre.

Selon les dires des autorités européennes, l'Union européenne profite du SVP pour se libérer également du diktat américain.

Face à l'adversité américaine, l'avenir nous dira si le SVP a réussi. Une chose est sûre : «Les Etats-Unis n'ont plus le pouvoir ni le statut nécessaire pour imposer un ordre régional qui leur conviendrait. Il est fort probable que Washington ne parviendra jamais à rétablir son hégémonie au Moyen-Orient, car la région a fondamentalement changé(3)

La chute du «mur d'Idlib» n'est qu'une question de temps dont les aiguilles tournent en faveur du camp oriental, en particulier de l'Iran.

La chute du «Mur de Berlin» a ouvert un boulevard devant la poussée vers l'Est du camp occidental. Verra-t-on le camp oriental s'étendre vers l'Ouest après la chute du «Mur d'Idlib» ?

1)   Marie Bourreau et Allan Kaval (à Paris) - Le Monde des 9-10 septembre 2018.
2)   Le Monde des 16-17 septembre 2018.
3)   Marc Lynch - Foreign Affairs New York - cité par Courrier international n° 1452 du 30 août au 5 septembre 2018.

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