10.10.16

Analyse 12 (2016). La guerre de Syrie annonce la renaissance d'un monde multipolaire

Paix et Justice au Moyen-Orient

 STRASBOURG, le 10 octobre 2016

                                                                                    
                    
                           La guerre de Syrie annonce
                 la renaissance d'un monde multipolaire

Dans la nuit du vendredi 9 au samedi 10 septembre 2016, le secrétaire d'Etat américain et son homologue russe Sergueï Lavrov ont annoncé la conclusion d'un accord de "paix" sur Alep. Ils l'ont qualifié de «majeur». Mais, du fait de la volonté américaine, «toute une partie [de l'accord de paix] reste secrète.» En quoi consiste-elle ? Est-elle liée à la «sécurité nationale» des Etats-Unis, avancée souvent par les Américains pour faire taire les analystes et les «alliés»-seconds couteaux ou, plutôt, pour cacher la complicité américaine dans la destruction d'Alep ?

Faut-il rappeler que les discussions se déroulaient depuis la mi-juillet 2016. Les partisans de la paix espéraient la fin prochaine des souffrances. Mais, la guerre a ses lois. Tant qu'elle n'est pas finie, chaque «pourparler de paix» prépare le terrain à de nouveaux affrontements, souvent plus violents. Comme c'est actuellement le cas à Alep.

De deux choses, l'une : soit il faut être naïf pour croire à la sincérité des Américano-russes lorsqu'ils parlent de paix (ce qui n'est pas notre cas). Soit, extrapoler que ce qui se passe actuellement à Alep fait partie des plans secrets - jamais dévoilés «du fait de la volonté américaine» - décidés par le secrétaire d'Etat américain et son homologue russe.

Le deuxième cas nous paraît plus pertinent. Promis pour durer, l'accord de «paix» n'a jamais été respecté et la guerre se poursuivait par des frappes aériennes, par ci, par là, dont la plus meurtrière fut le bombardement, le 17 septembre 2016, par l'aviation américaine et les coalisés, des soldats syriens encerclés par…Daech à Deir Ez-Zor. Cette frappe a dévasté une base de l'armée syrienne, faisant entre 60 et 90 morts. La frappe faisait-elle partie des clauses secrètes de l'accord John Kerry-Sergueï Lavrov ? Le questionnement et le doute sont permis.

Cette frappe confère aux Etats-Unis l'image d'ennemi «intraitable» du régime d'Assad auprès des «insurgés»; une image qui permettra aux Américains de continuer à négocier le sort de la Syrie et du Moyen-Orient, sans être qualifiés de «traîtres» ou de «lâcheurs». Toujours est-il que, (selon les clauses secrètes de l'accord ?), la guerre est repartie de plus belle.

La Syrie comme ligne rouge

Il serait faux et naïf de réduire la Syrie à une voie de transit des hydrocarbures du Golfe Persique à la Méditerranée. La Syrie, c'est beaucoup plus que ça.
La Syrie est la ligne rouge de la Russie et de l'Iran face aux puissances occidentales qui veulent appliquer à tout prix le projet américain de «remodelage» du Moyen-Orient, hérité de l'administration de Georges W. Bush, ancien président des Etats-Unis. Un «remodelage» qui menace la souveraineté territoriale et politique des grands pays de la région : l'Irak, la Syrie, l'Iran, la Turquie, l'Arabie saoudite, etc.

Un tel «remodelage» consiste à créer, à la place des Etats multiethniques actuels, des Etats faibles et fantoches à caractère ethnique ou confessionnel : Etat kurde, Etat azéri, Etat islamique, Etat chiite, Etat hébreu, etc.

En son temps, l'empire tsariste avait créé des Etats arménien, géorgien, azéri, en arrachant des provinces septentrionales de l'ancien empire perse. Staline voulait compléter l'œuvre de ses prédécesseurs en créant des «Etats socialistes» azéri et kurde en Iran, juste après la seconde guerre mondiale.

Depuis l'invasion de l'Irak par l'armée américaine en 2003, le Kurdistan irakien s'éloigne de l'autorité centrale et se comporte comme une entité ethnique autonome au sein d'un Irak très divisé où les populations de confession chiite et sunnite se replient sur leur communauté respective.

Le danger de partition menace également l'intégrité territoriale de la Syrie où les miliciens djihadistes ou «modérés» - grâce aux largesses financières et militaires des monarchies du Golfe Persique et des puissances militaires occidentales - se sont emparés de vastes territoires, faisant le jeu des puissances occidentales.

La Turquie change de cap

En soutenant les Kurdes syriens, alliés des Kurdes de Turquie, les Américano-russes ont mené une campagne de déstabilisation du sud de la Turquie, menacée de partition par la sédition des kurdes du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK).

En lâchant ses protégés djihadistes à Alep, en empêchant le passage par son territoire de djihadistes, en fermant le robinet d'aide militaire et financière à l'Etat islamique (EI), la Turquie s'est tournée vers l'alliance russo-iranienne, évitant ainsi sa décomposition avancée.

C'est pourquoi, la Syrie est devenue la ligne rouge de la Russie et de l'Iran qui y jouent leur survie. La mainmise des puissances occidentales en général, et des Etats-Unis en particulier, sur la Syrie, puis sur l'Iran, leur assureraient la maîtrise des voies de communication (terrestres, aériennes, maritimes) du Grand Moyen-Orient, leur permettant aussi de devenir les maîtres incontestés du globe en matière énergétique.

L'intérêt géostratégique de la Syrie est tel que la Russie et l'Iran seraient prêts à déclencher une grande guerre à caractère régional, voire mondial. Cet aspect du conflit Est-Ouest n'échappe pas aux puissances occidentales qui l'ont intégré dans leurs calculs politico-militaires.

Ajoutons que la Russie exhibe, à intervalle régulier, ses missiles intercontinentaux à têtes nucléaires, les déploie à Kaliningrad et fait voler ses bombardiers stratégiques, capables de transporter des têtes nucléaires. A son tour, l'Iran exhibe ses exploits technologiques en matière militaire et procède à des manœuvres militaires dans le Golfe Persique.

Concernant Alep, les puissances occidentales sont conscientes que, depuis l'encerclement complet de la partie est de la ville, les Russes et Iraniens ne la lâcheront plus, jusqu'à la victoire finale sur les "insurgés".

Il est à souligner qu'en Syrie et en Irak, le camp occidental instrumentalise les miliciens djihadistes ou «modérés» à son profit, comme dans un jeu d'échec. Les miliciens en sont conscients mais ne peuvent pas modifier les rapports de force en leur faveur sur un échiquier où jouent les grandes puissances mondiales et régionales.

Alors, les puissances militaires occidentales souhaitent donner une image «humaniste» au monde entier, en particulier, à leurs supplétifs «rebelles», dont Al-Nosra, affiliés à Al-Qaida, très influents au sein des «insurgés». A défaut d'influer sur les pourparlers, Abou Mohamed Al-Jolani, le chef djihadiste d'Al-Nosra, a dénoncé, sur la chaîne qatari Al-Jazira, «la trêve et ses «trahisons» » des Américano-russes.

Al-Nosar s'offusque donc de la trahison de l'ami américain ! Ne s'y attendait-elle pas ? Alors, que croire ? Les quolibets anti Al-Qaida de l'administration américaine ou son "amitié", un secret de polichinelle, à l'égard des djihadistes d'Al-Nosra, reçue en grande pompe sur Al-Jazira ?

Pour paraître «humanistes», les puissances occidentales fustigent les frappes russes des hôpitaux d'Alep comme relevant de «crimes de guerre» (ce qu’elles sont), «oubliant» au passage ceux commis par elles-mêmes en Irak, en Syrie et en Afghanistan, ainsi que par leurs «amis» saoudiens et israéliens au Yémen et en Palestine.

La guerre de Syrie représente le sas de passage d'un monde unipolaire à un monde multipolaire. La Syrie appartiendra au camp oriental. Mais, son intégrité territoriale et celle de l'Irak dépendront des rapports de force entre puissances militaires en guerre qui peut durer encore longtemps.