8.10.15

Analyse 11 (2015). Une guerre mondiale qui ne dit pas son nom

Paix et Justice au Moyen-Orient

STRASBOURG, le 08 octobre 2015

                 
 Une guerre mondiale qui ne dit pas son nom

Sylvie Kauffmann, journaliste, préfère-t-elle les tortionnaires américains aux syriens ?

Que se passe-t-il en Syrie ? A en croire certains journalistes, les frappes de l'aviation russe ont surpris l'Occident et rajoutent au chaos ambiant. Laurent Fabius, ministre français des affaires étrangères s'inquiète des frappes russes qui "ont fait des victimes civiles. On ne fait pas la guerre au terrorisme en bombardant des femmes et des enfants."(1) Belle leçon de lutte "antiterroriste", attentive au respect de la vie humaine !

A-t-on entendu le même Laurent Fabius condamner le bombardement par l'aviation américaine, samedi 03 octobre, de l'hôpital  de Médecins Sans Frontières (MSF) à Kunduz, en Afghanistan ? Selon MSF, les bombardements de l'hôpital ont causé la mort de 22 personnes (douze employés de MSF et dix patients)(2). L'ONG affirme avoir transmis préventivement les coordonnées GPS de son hôpital aux armées afghane et américaine. Qui, apparemment, s'en sont biens servies.

Question : Quelle valeur a la vie d'un Afghan pour monsieur le ministre ? Et celle d'un Yéménite dans le pays duquel "près de 5000 Yéménites - dont 2355 civils - ont été tués dans les combats.(3)

Revenons-en à la Syrie. A en croire certains journalistes français, " le président russe a créé un fait accompli sur le terrain en Syrie"(4). Comme si les "gentils" Américains et leurs "adorables" amis ne s'attendaient pas à ce que le "méchant" Poutine allait attaquer par surprise.

D'autres journalistes emploient les mêmes termes pour décrire la "ruse russe" : "Comme en Ukraine, les capitales européennes sont placées devant un fait accompli"(5).

Le "méchant russe" va trop loin. En effet, il profiterait « de l'embarras des Occidentaux, dépassés [oh les pauvres !] par une offensive qu'ils n'avaient pas anticipée…"(6)

Il faut rappeler que depuis mars 2011, la Syrie est le théâtre d'un affrontement Est-Ouest entre les puissances militaires occidentales, menées par les Etats-Unis, et orientales, principalement russes et iraniennes, soutenues par la Chine et certains pays dits émergents. Côté occidental, "une coalition d'une soixantaine (oui, une soixantaine) de pays [sont] engagés depuis un an dans des opérations contre l'EI en Irak et en Syrie."(7)
C'est une guerre mondiale - pour l'instant sous contrôle - qui ne dit pas son nom, d'une importance stratégique, qui se poursuit depuis l'effondrement de l'Union soviétique le 26 décembre 1991. Après l'effondrement, l'OTAN a mis la main sur l'ancien "glacis soviétique", se rapprochant dangereusement des frontières occidentales russes. Les Etats-Unis ont orchestré activement la décomposition de l'ex-Yougoslavie, de la Serbie et reconquis l'Irak; la France et la Grande Bretagne la Libye.  Ne reste plus que la Syrie, à la porte de l'Iran et de la Russie.  L’adage "Jamais deux sans trois" ne marche pas cette fois-ci. En effet, la Syrie n'est pas la Libye et son importance est vitale pour la Russie et l'Iran, soucieux d'étendre, à leur tour, leurs zones d'influence.

Le but final de cette guerre mondiale qui dure, en fait depuis 34 ans, est à rechercher au début de la guerre Irak-Iran en 1981 ; il est de soumettre définitivement la Russie et l'Iran et d’imposer la suprématie mondiale et unilatérale des Etats-Unis et de l'Occident sur la scène internationale.

Il faut souligner que les belligérants marchent sur des œufs et essaient d'éviter, tant bien que mal, une déflagration généralisée, aux conséquences incalculables pour l'économie mondiale. Les négociations patientes entre l'Iran et les puissances 5+1 l'ont prouvées.

Peut-on imaginer un instant que le mouvement de troupes et de matériels de guerre auquel l’on a assisté se soit effectué sans qu’il y ait modification des rapports de force et sans l'entente préalable des puissances engagées sur le terrain ? D'autant plus que le front s'étend sur trois parties du globe : en Ukraine, en Corée du Nord, et au Moyen-Orient (Irak, Syrie, Palestine, Liban, Yémen). Les deux derniers fronts (le Moyen-Orient et la Corée du Nord) sont situés sur une route stratégique par où transitent chaque année plus de 55 000 navires de marchandises et d'énergie. Une route sous la menace permanente des missiles à tête nucléaire de la Corée du Nord.

La moindre modification sur un des fronts a des répercussions sur l'ensemble des fronts. Tout porte à croire que les pressions exercées par la Russie sur le flanc Est de l'Ukraine et son atermoiement pour appliquer les accords de Minsk ont porté leurs fruits en Syrie.

A en croire Isabelle Mandraud et Benoît Vitkine (à Paris), les premiers contacts ont été pris le 12 mai 2015 (…) avec la venue à Sotchi du secrétaire d'Etat américain, John Kerry qui s'entretient directement avec le président russe.(8) Concomitant aux frappes russes, un sommet sur l'Ukraine réunissait à l'Elysée, le 2 octobre, les présidents français, russe, ukrainien et allemand.

La tenue du sommet n'est pas tombée du ciel. C'est le résultat d'un long marchandage sur la Syrie et l'Ukraine. "Les quatre dirigeants se sont accordés sur les prochaines étapes du processus [de Minsk]". Maintenant, la Russie peut continuer à frapper en Syrie et l'Occident peut espérer "sauver son Ukraine". En partie tout au moins ! Le marchandage conduit à l' "entente cordiale" des puissances militaires pour éviter le "fait accompli" dont parlent certains journalistes. C'est ainsi que fonctionne la diplomatie mondiale basée sur le rapport de force en évolution permanente.

Pourtant, certains journalistes, comme Alain Frachon, ne voient qu'un "vaste affrontement régional et religieux : sunnite (les majoritaires de l'islam) contre chiite (les minoritaires)" ! M. Frachon va encore plus loin et lance des invectives contre Poutine le "soulard" : "Ce devrait être une évidence aussi transparente qu'une vodka bien frappée."(9)

C'est vraiment rigolo monsieur Alain Frachon, surtout quand vous exposez en même temps vos lacunes sur le Moyen-Orient ! A propos de Barack Obama, diriez-vous "troubles comme un whisky bien frappé" en évoquant les tortures pratiquées sous son règne par la CIA et ses prisons secrètes en Europe ?! Voici le gros titre de Libération du 15 décembre 2014 : "Les tortionnaires. De nombreuses voix demandent que Georges W. Bush et Dick Cheney, responsables de l'usage de la torture par la CIA après le 11 septembre, soient traduits devant la justice." Ca mérite quand même un "whisky bien frappé" pour l'Amérique de monsieur Obama, le "phare" de la civilisation occidentale, n'est-ce pas ? !

Comme son confrère, la journaliste Sylvie Kauffmann n'hésite pas à passer aux insultes, lorsqu'elle évoque la rencontre au sommet Obama-Poutine du lundi 28 septembre à New York, en marge de l'Assemblée générale de l'ONU. "La Maison Blanche a cédé, en se bouchant le nez."(10) Madame Kauffmann pensait-elle au bombardement par la chasse américaine de l'hôpital de MSF à Kunduz en Afghanistan, dénoncé par l'ONG comme "crime de guerre" américain ? Ou aux 5000 Yéménites, dont 2355 civils, massacrés par l'aviation de l'ami saoudien des Etats-Unis ? Un "ami" très intime, équipé d'avions de chasse américains qui continue à détruire le patrimoine de l'Humanité au Yémen ?

Il est  vrai que lorsqu’on s'adresse aux officiels américains ou russes, le bouchage de nez s'impose ! Les puissances militaires sont en train de dévaster la Syrie, massacrer sa population, détruire son patrimoine. C'est honteux de vouloir soutenir un camp contre l'autre.


1)    Le Monde du 03 octobre 2015.
2)    Dernières Nouvelles d'Alsace (DNA) du 05 octobre 2015.
3)    B.BA. - Le Monde du 01 octobre 2015.
4)    Sylvie Kauffmann - Le Monde des 27-28 septembre 2015.
5)    Benjamin Barth, Isabelle Mandraud, Gilles Paris et Yves-Michel Riols (à New York) - Le Monde du 02 octobre 2015.
6)    Yves-Michel Riols, Isabelle Mandraud et Benjamin Barth - Le Monde du 03 octobre 2015.
7)    Yves-Michel Riols - Le Monde du 1er octobre 2015.
8)    Le Monde du 02 octobre 2015.
9)    Alain Frachon - Le Monde du 02 octobre 2015.
10)Sylvie Kauffmann - Le Monde des 27-28 septembre 2015.