27.6.14

Analyse 9 (2014): Washington et Téhéran s'affrontent pour l'hégémonie en Irak

Paix et Justice au Moyen-Orient

STRASBOURG, le 27 juin 2014

                                 

Washington et Téhéran s'affrontent pour l'hégémonie en Irak

     Le progrès fulgurant de l'organisation djihadiste l' "EIIL" (Etat Islamique en Irak et au Levant) au nord et à l'ouest de l'Irak, fait penser à l'apparition "soudaine" des talibans (djihadistes sortis de je ne sais où, endoctrinés dans les écoles pakistanaises, écoles fondamentalistes financées par les saoudiens) en Afghanistan lorsqu'il était dominé par les soviétiques.

     L'EIIL est un groupe djihadiste millionnaire en dollars, bien organisé, armé, équipé de véhicules de transport de troupes tous terrains rutilants et neufs. Selon Christophe Ayad, journaliste au quotidien Le Monde, l'EIIL compterait de 5000 à 10 000 combattants, cent fois moins que l'armée irakienne.(1)

     L'étude du mode opératoire des puissances occidentales au Moyen-Orient et en Asie centrale depuis le début des années 1980 permet de penser que les djihadistes endoctrinés et violents, adeptes de la guerre de religion sont des pions de l'école américano-saoudienne.

     Hier, chasser les soviétiques d'Afghanistan et placer le pays dans l'orbite américaine était l'enjeu de l'intervention des talibans en Afghanistan. Tout porte à croire qu'aujourd'hui, ayant perdu le contrôle de l'Etat irakien au profit de l'Iran, les Etats-Unis tentent de ramener l'Irak dans l'orbite américaine via les djihadistes d'EIIL.

     Depuis le début de l'offensive de l'EIIL (le 6 juin 2014), les Etats-Unis et l'Arabie saoudite pointent à l'unisson la gestion sectaire de Nouri Al-Maliki, premier ministre chiite, excluant les sunnites des hautes fonctions étatiques et militaires.

     Face aux appels à l'aide de Nouri Al-Maliki, "Washington conditionne son soutien militaire au dirigeant chiite à la formation d'un gouvernement d'union nationale représentant toutes les composantes politiques"(2) Autrement dit, les Etats-Unis exigent le partage du pouvoir. Ce qui n'est pas du tout du goût de Téhéran qui n'apprécie guère la recherche, par Washington, d'un successeur à Nouri Al-Maliki, homme de confiance de l'Etat iranien.

     Les protagonistes de l'échiquier irakien (Américains, Iraniens et leurs alliés respectifs) paraissent les uns plus intransigeants que les autres. L'irruption prévisible de l'EIIL sur la scène politique résulte de l'impasse politique du partage du pouvoir à Bagdad. Dans ce cas, que peuvent faire Téhéran et ses alliés irakiens, avec une armée démoralisée, en déroute, de multiples milices et hommes politiques, pour sauver l'unité irakienne ? Mener la guerre au cœur du "Sunnistan", voire même au Kurdistan irakien ? Ce qui semble difficile (mais pas impossible), vu l'état dans lequel se trouve l'armée irakienne, démoralisée, mal équipée et mal entraînée.
     Dors et déjà, la partition de l'Irak en trois zones, chiite, sunnite et kurde, parait effective. Les Kurdes ont mis la main sur le champ pétrolier de Kirkuk, "ont signé avec la Turquie un accord stratégique et exportent leur pétrole directement vers le nord, avec le soutien de grandes compagnies internationales"(3). Et la loi internationale dans tout ça ? C'est la pagaille, du chacun pour soi et du pillage sans vergogne du sous-sol irakien, au vu et au su de ceux qui ont érigé en loi le non respect des lois internationales.

     De son côté, l'armée syrienne affaiblie tente de sauver les meubles en bombardant les positions de l'EIIL à l'est de la Syrie qui échappe au contrôle de l'Etat syrien. Ce sera déjà un exploit s'il parvient à garder Alep. Israël est venu en aide aux "insurgés" et à l'EIIL, en bombardant le territoire syrien. Etait-ce un avertissement à l'armée syrienne et un message de soutien à la partition du territoire syrien? 

     Bref, c'est l'enfer aux portes de l'Iran, dont les conseillers militaires sont engagés sur tous les fronts, en Syrie, en Irak et au Liban, sans parler de l'Afghanistan ou du Pakistan, en situation de guerre permanente depuis 2001, même depuis 1980 pour l'Afghanistan !

     Question: l'économie iranienne peut-elle supporter le poids des guerres imposées à la région par les puissance occidentales et leurs alliés régionaux ? Les états syrien et irakien et les dizaines de milliers de miliciens du Hezbollah au Liban, en Irak et en Syrie profitent largement du soutien financier et militaire de l'Iran. L'Arabie saoudite et le Qatar sont suffisamment riches pour financer, former et armer les djihadistes obscurantistes qui se font exploser sur les champs de bataille de guerres programmées par leur mentor américain.

     L'Iran ne pourra pas échapper à la militarisation de son économie, ce qui retardera d'autant son développement économique. Revivrons-nous le scénario qui a conduit à l'effondrement de l'Union soviétique suite à une course effrénée aux armements avec les Américains ?

     Les guerres permanentes aux portes de l'Iran représentent une menace sérieuse pour la république islamique, voire pour l'intégrité territoriale du pays.

     La seule voie pour sauver l'unité de l'Irak serait le partage du pouvoir à Bagdad entre les américano-iraniens et leurs alliés nationaux; une sorte de "gouvernement d'unité nationale" souhaité par les Etats-Unis. L'EIIL est un redoutable moyen de pression sur l'Iran et ses alliés irakiens qui, avant de négocier avec les Américains, tenteront, d'abord, de consolider leur pouvoir à Bagdad en combattant le péril djihadiste. Y parviendront-ils ?


(1) Le Monde du 13 juin 2014.
(2) Hélène Sallon - Le Monde du 25 juin 2014.
(3) Guillaume Perrier - Le Monde du 12 juin 2014.

13.6.14

Analyse 8 (2014): Pourquoi la poussée djihadiste au Moyen-Orient?

Paix et Justice au Moyen-Orient

STRASBOURG, le 13 juin 2014

                                  
     
Pourquoi la poussée djihadiste au Moyen-Orient?

Qui se cache derrière l' "Etat Islamique en Irak et au Levant" (EIIL) ? Quels sont ses objectifs géopolitiques?

Les pays du Proche et du Moyen-Orient sont composés d'ethnies et de courants religieux minoritaires ou majoritaires. Prenons l'exemple de l'Iran, pays composé, dès son origine, de différentes ethnies indo-européennes: celles-ci, outre leurs dialectes et leurs différentes cultures, partagent une langue nationale, une culture, une civilisation ainsi que des valeurs communes.

Certes, le pays n'a jamais été exempté de tensions d'ordre politique, économique ou ethnique, qui continuent à exister. A travers l'Histoire, lesdites tensions ont contribué à l'éclatement de révoltes, au changement de dynasties et aux révolutions modernes dans le pays. Mais, les pages de l'Histoire iranienne sont exemptes de lutte fratricides entre communautés ethniques ou courants religieux.

Les Bahaïs forment la seule communauté religieuse qui a subi un véritable massacre. Car, au dix-neuvième siècle, par sa nouveauté, sa modernité, son esprit tolérant, elle menaçait, la domination politique et économique du clergé chiite et du pouvoir politique obsolète.

Le pouvoir politique pouvait être dirigé, au cours de l'Histoire, par un roi originaire de n'importe quelle ethnie. Nader, fondateur de la Dynastie Afshâr était un turkmène et Agha Mohammad Khân, le "cruel eunuque", fondateur de la dynastie Qadjar était azéri, issu des tribus turkmènes. Ladite dynastie a régné durant près de deux siècles (1794-1925) en Iran et, au cours de dizaines d'années de guerres meurtrières, a perdu au bénéfice de la Russie tsariste les provinces septentrionales de l'Iran (L'Arménie, la Géorgie, le Caucase et l'Azerbaïdjan du Nord). Le même pouvoir a été renversé à la suite de l'éclatement de la Révolution constitutionnelle de 1906; révolution dirigée par deux Azéris (Sattar Khan et Bagher Khan), devenus des héros nationaux.

Les colonialiste ne l'entendent pas de cette oreille. Ils ne voient que des Azéris, des Arméniens, des Kurdes, des Arabes (à définir), des chiites, des sunnites, etc. L'objectif des colonialistes est d'empêcher l'unité et l'union, diviser pour mieux régner.

Après des siècles de vie au sein de l'empire perse (sans vouloir l'embellir à tort et l'exonérer de ses crimes), et sa défaite face à l'empire tsariste, puis après l'effondrement de l'Union soviétique, une multitude de micro états (azéri, arménien, tchétchène, ouzbek, tadjik, etc.), fut créée; "états" qui n'hésitent pas à s'engager dans des guerres atroces, souvent patronnées par la puissance tutélaire, vendeuse d'armes, de munitions et de protection politique.

Pendant la seconde guerre mondiale, le pouvoir soviétique a poursuivi les desseins colonialistes des tsars en créant des "pouvoirs socialistes" en Azerbaïdjan et au Kurdistan iraniens.

Le même phénomène s'observe également dans le sous continent indien où les musulmans indiens furent séparés du sous continent puis cantonnés sur un territoire qui constitue le Pakistan actuel. Les Indiens et les Pakistanais continuent à se faire la guerre et sont prêts à se faire disparaître du globe par la bombe atomique.

L'exacerbation des différences culturelles, religieuses et ethniques constitue le fond de commerce des colonialistes. C'est le cache misère des desseins colonialistes et celui des combattants desdites causes, de la chair à canon (djihadistes européens), voire des mercenaires rémunérés, qui font "leur travail".

Comme nous l'avons souvent écrit, le remodelage du Moyen-Orient est à l'ordre du jour des colonialistes américains qui ont réussi à créer, jusqu'à présent, une entité kurde, à l'Est de l'Irak. Se servant des tensions religieuses, les américano-saoudiens tentent de détruire les pays existant officiellement et de créer des "pays chiites", des "pays sunnites", des "pays maronite" à côté de l' "état juif" d'Israël.

Il y a quand même un décalage entre le souhait colonialiste et la réalité du terrain. Depuis 2003 - l'année de l'agression de l'Irak par les Etats-Unis qui ont dépensé plus de 3 mille milliards de dollars pendant la campagne d'Irak et ont perdu officiellement plus de 5000 militaires -, le bilan du remodelage du Moyen-Orient par les administrations successives américaines est très mitigé. C'est la résistance des peuples de la région et de l'Iran qui ont fait échouer les desseins colonialistes américano-européens, soutenus activement par certaines puissances régionales dont l'Arabie saoudite et la Turquie.

La guerre de remodelage qui a commencé juste après la victoire de la révolution iranienne en 1979, n'est pas encore terminée. La Syrie est toujours menacée de partition - les Kurdes syriens sont hors contrôle du pouvoir central; Alep est partagé entre "insurgés" et armée syrienne et une partie du pays échappe au contrôle du pouvoir central. L'Irak sort exsangue des années de guerre, l'armée irakienne est sous-équipée et les Etats-Unis ne souhaitent pas l'équiper davantage.

C'est dans un tel climat qu'une milice dénommée "Etat Islamique en Irak et au pays Levant" (EIIL) - milice obscurantiste et djihadiste dont l'objectif est de créer un khalifat sunnite moyenâgeux et réactionnaire à la saoudienne en Irak et en Syrie - fait surface. Cette milice, qui se trouve à proximité des frontières iraniennes, menace même de marcher sur Bagdad.

Tout porte à croire que EIIL, né en avril 2013, soit le bras armé de l'Arabie saoudite.

Cette milice n'est pas reconnue par Al Qaida, ennemi juré des Etats-Unis et de l'Arabie saoudite. EIIL est, comme l'Arabie saoudite, adepte de la guerre de religion à outrance. EIIL qui défie l'armée irakienne, dispose de moyens financiers et militaires colossaux. Seul un Etat peut mettre autant de moyens au service d'une milice âgée d'un an seulement. EIIL poursuit des objectifs géopolitiques et la religion lui sert de paravent.

Faut-il y voir une application de la nouvelle doctrine d'Obama, exprimée à l'académie militaire de West Point, mardi 27 mai 2014 et intitulée "Counter-Terrorisme Partnerships Fund ( fonds de partenariats antiterroristes) doté de 5 milliards de dollars ?* Apparemment, ce fonds devrait servir à aider les pays confrontés à la menace terroriste.

Dans les faits, ce fonds devra apporter un soutien financier et militaire aux pays (Arabie saoudite, Turquie, Israël) et aux milices-mercenaires, défenseurs des intérêts ou exécutants des projets colonialistes américains dans la région. Au lieu d'engager l'armée américaine dans des guerres sans fin, meurtrières et coûteuses, l'administration américaine a décidé de sous-traiter la réalisation de ses projets régionaux, en particulier au proche et au Moyen-Orient, par l'intermédiaire de milices ou de puissances régionales.

Pour l'instant, le seul objectif qui transparait en filigrane de cette poussée de fièvre djihadiste au Nord et à l'Oust de l'Irak, c'est la poursuite du remodelage du Moyen-Orient - projet cher à Georges W. Bush, ancien président des Etats-Unis - suite à l'affaiblissement des Etats irakien et syrien. Actuellement, 3 territoires susceptibles d'accueillir trois micro états, se profilent en Irak: Etat kurde à l'Est; Etat sunnite au Nord et à l'Ouest et Etat chiite au Centre et au Sud de l'Irak.

Cette poussée de fièvre djihadiste est également le fruit de la revanche de l'Arabie saoudite, parrain d'EIIL, qui tente de créer un équilibre face à la montée en puissance de l'Iran dans la région.

La partition de l'Irak aurait-elle été négociée directement entre les Etats-Unis et l'Iran, parrain du futur "Etat chiite" d'Irak ? Parrain du micro "Etat" kurde, la Turquie exporte déjà le pétrole brute de l'entité kurde depuis ses terminaux.

La partition de l'Irak après celle de la Yougoslavie ? Attendons de voir.



*Corine Lesnes - le Monde du 30 mai 2014.