13.10.12

Analyse 13 (2012)


Paix et Justice au Moyen-Orient
STRASBOURG, le 13 octobre 2012
                 

Quel «Grand Moyen-Orient» 
pour demain ?


Après la facile reconquête de l’Irak en mars 2003, le rêve de reconquête de la Libye, de la Syrie et de l’Iran fut formulé en 2004 par Georges Bush, l’ancien président des Etats-Unis : créer le «Grand Moyen-Orient». Voici le grand titre du quotidien Le Monde, daté du 27 février 2004 : «L’administration américaine a proposé à ses alliés [européens] un vaste plan de remodelage d’un ensemble régional allant du Maghreb au Pakistan.»

Lors de la réunion des ministres européens des affaires étrangères, lundi 23 février 2004, Javier Solana, haut représentant de l’Union, a mis des choses au point : «L’impulsion doit venir de la région. L’Union européenne doit définir une approche distincte qui complète celle des Etats-Unis, et travailler à travers ses propres institutions et instruments(1) Autrement dit, pour ne pas donner l’impression d’un retour au colonialisme d’antan, l’Union européenne devrait s’appuyer sur la synergie née de la contestation interne plutôt que sur l’invasion militaire et brutale d’un pays.

La démarche prônée par Javier Solana fut appliquée avec succès en Libye où «l’impulsion» conduisant à la reconquête de la Libye est venue de l’intérieur, par les insurgés qui, pour combattre le régime dictatorial de Kadhafi, firent appel aux forces étrangères «libératrices» !

La même politique, basée sur «l’impulsion» interne, est actuellement appliquée en Syrie où les insurgés s’appuient sur des forces étrangères (turque, saoudienne, qatarie, services secrets américain, français, allemand,…) pour abattre le régime dictatorial syrien et balayer ainsi le terrain pour le retour de l’Occident. Il va sans dire qu’après la Syrie, ce sera le tour du Liban, puis de l’Iran, soutien moral d’un nouveau type d’insurgés qui commencent sérieusement à inquiéter les chancelleries occidentales.
La presse occidentale appelle ces insurgés «wahhabites», «talibans», «jihadistes», «salafistes», «frères musulmans», etc.

Sur le plan idéologique, lesdits courants de l’islam intégriste sont pour l’application stricte d’un islam rigoriste, qui évalue la gestion des sociétés modernes à l’aune de la charia moyenâgeuse et réactionnaire : lapider celle suspectée d’adultère; couper la main des voleurs; qualifier la femme d’immature, ne valant que la moitié de l’homme; conférer des pouvoirs exorbitants sur les plans politique, juridique et économique à la théocratie, ces pouvoirs étant les représentants du Dieu tout puissant; etc.
Une telle idéologie répugnante est malheureusement bien comprise d’une grande partie des masses arabo-musulmanes. La défense du prophète et la charia constituent des leviers puissants, en mesure de mobiliser la masse des croyants.
Pour un profane, la confusion est totale. Quelle différence réelle y a-t-il entre ces différents courants de l’islam intégriste? Une chose est sûre : l’Occident ne traite pas tous les intégristes de la même manière. En effet, le «wahhabisme», cher aux colonialistes, est un courant intégriste au service des intérêts occidentaux, en particulier américains. Derrière le drapeau vert saoudien, frappé du sceau du premier verset du Coran, les «wahhabites» conduisent une guerre de religion à outrance, contre les «apostats», dans l’optique d’empêcher l’unité anticolonialiste des musulmans de toutes obédiences. Les attentats contre les mosquées chiites au Pakistan ou en Irak sont fréquents.

Avec le «printemps arabe», les «frères musulmans» égyptiens et tunisiens ont basculé dans le camp occidental et se sont transformés en bons gestionnaires des intérêts des multinationales. En Egypte et en Tunisie «le procès et l’épuration des appareils politiques attendent toujours, notamment parce que les nouveaux pouvoirs en ont besoin pour rétablir l’ordre et asseoir leur légitimité. L’ancienne sécurité d’Etat égyptienne-rebaptisée sécurité nationale- reste active dans l’ombre. A tort ou à raison, les activistes de la révolution voient son ombre derrière la multiplication des incidents confessionnels, les éruptions de violence place Tahrir, aussi soudaines qu’inexpliquées, et les drames comme celui du stade Port-Saïd (74 supporteurs tués)(2)
«Incidents confessionnels» telle est l’arme absolue des colonialistes et de leurs affidés qui poursuivent deux objectifs : discréditer les révolutionnaires et empêcher l’unité anticolonialiste.

Contrairement aux «frères» égyptiens, le Hamas-sunnite- palestinien, issu de la même confrérie, reste encore dans le camp anticolonialiste et a tissé de solides liens avec le Hezbollah libanais et l’Iran, pourtant qualifiés d’«apostats» par les sunnites. Cet exemple montre que l’on ne peut donc pas mettre tous les «frères» ou tous les sunnites dans le même sac.

Si les choses sont relativement claires avec les «wahhabites » ou les «frères», elles deviennent plus compliquées avec les «salafistes» qui regroupent une diversité de tendances. Il faut souligner qu’afin de montrer l’extrême obscurantisme, fanatisme et jusqu’auboutisme d’un courant intégriste, on lui colle la marque «salafiste», voire «salafiste jihadiste».

A en croire la presse occidentale, il y a des «salafistes» présents au sein des gouvernements tunisien ou libyen et des «salafistes», dans l’opposition, qui continuent à se battre contre lesdits gouvernements. Il est difficile de faire la part des choses. Un exemple : l’ambassade américaine a été attaquée par des «salafistes» libyens et tunisiens. Alors qu’en Egypte, «une partie des salafistes est bien entrée dans le jeu électoral» (3). On voit bien que le seul critère qui permet de voir clair sur la véritable nature des fondamentalistes qualifiés de «salafistes» est le critère politique. Les «salafistes» sont-ils anticolonialistes ou pro-occidentaux, prêts à servir dans des gouvernements acceptables par les multinationales ?

Pourquoi une telle peur des «salafistes»? Le président tunisien Moncef Marzouki a bien dû le résumer, le 2 octobre : «le centre pour une partie des djihadistes- entre guillemets, le mouvement terroriste- se déplace maintenant d’Afghanistan et du Pakistan vers la région du Maghreb arabe et le grand danger est à nos portes(4)

Nous voilà, enfin, entrés dans le vif du sujet : la dimension anticolonialiste du conflit en cours au Proche et au Moyen-Orient. En effet, les anticolonialistes sont qualifiés de «salafistes», de «djihadistes» ou de «terroristes» car, lorsqu’ils prônent la défense du prophète et de l’islam, ils arrivent à mobiliser la masse des croyants contre l’Occident colonialiste.

Pour Alain Frachon, chroniqueur, l’abcès israélo-palestinien concentre une partie de la rancœur des Arabes à l’endroit des Occidentaux. Il fixe un sentiment d’humiliation (…) qui entretient au Proche-Orient un antiaméricanisme latent, toujours prêt à exploser en bouffées de violence éruptive, comme on vient de le voir en Egypte et en Libye. Enfin, il nourrit une partie du discours djihadiste.»(5)

Il n’y pas que le conflit israélo-palestinien qui concentre la rancœur des Arabes. Le colonialisme est une plaie qui infecte toute la région depuis plusieurs siècles et humilie l’Egyptien, le Tunisien, le Libyen, le Yéménite, etc. Dans une interview avec le New York Times, le président égyptien, Mohamed Morci, «allié majeur» des Américains, estime que «les administrations américaines successives ont pour ainsi dire acheté, avec l’argent du contribuable, la détestation sinon la haine des peuples de la région»(6). Mohamed Morci a exigé des Américains d’appliquer pleinement les accords de Camp David, qui prévoyaient l’auto-administration des territoires palestiniens (7). Ce que refusent toujours les Etats-Unis et leur allié israélien, contribuant ainsi à l’entretien de la haine anti-américaine dans la région.

La partie n’est pas gagnée pour l’Occident, désireux de créer le «Grand Moyen-Orient». Un autre «Grand Moyen-Orient» est en gestation : celui des nations libérées du colonialisme, du Maghreb au Pakistan. Le sort de ce «Grand Moyen-Orient» se joue actuellement en Syrie. L’étau se resserre autour de l’Iran, soutien stratégique de la Syrie et parrain moral de la lutte anticolonialiste du monde arabo-musulman.

Afin de mobiliser les masses sunnites contre les chiites et alaouites «apostats», l’Arabie saoudite se mobilise pour faire glisser la lutte anticolonialiste sur le terrain de la «guerre de religion». Ainsi, «en Syrie, les djihadistes montent en puissance» titrait Le Monde du 11 octobre 2012. La nouvelle organisation djihadiste anti-Assad qui commet des attentats aveugles, semant la désolation sur son chemin, se nomme «Jabhat Al-Nosra» (le Front de secours). Ladite organisation djihadiste appelle les musulmans à se révolter contre «l’ennemi alaouite»(8). Ça sent encore la «guerre de religion». L’Arabie saoudite est-elle derrière ce courant ? Certains voient dans cette organisation une manipulation du régime Assad. A suivre.

Par leurs analyses superficielles et biaisées, certains intellectuels français renforcent la propagande saoudienne. Pour Alain Frachon, chroniqueur «cette guerre de religion au cœur de l’islam structure les camps dans la tragédie syrienne»(5).

Actuellement, les Etats-Unis contrôlent les portes d’accès à la Méditerranée : les détroits de Bâb Al Mândab, de Gibraltar, du Bosphore, des Dardanelles et le canal de Suez. Il manque à leur tableau de chasse le contrôle des côtes syriennes et libanaises et du détroit d’Ormuz, dans le Golfe Persique.

Une victoire occidentale en Syrie permettrait aux Etats-Unis de contrôler totalement les détroits, voies de navigation et sources d’énergie (pétrole et gaz) au «Grand Moyen-Orient». Après la chute de l’Iran, toute la zone depuis l’Afghanistan jusqu’à la Méditerranée tomberait sous le contrôle occidental et l’encerclement des deux géants asiatiques (Russie et Chine) serait achevé. Le monde redeviendrait unipolaire, sous la coupe des Etats-Unis.

La guerre en Syrie revêt ainsi une importance stratégique pour l’humanité. Les puissances occidentales et orientales se battront jusqu’à la dernière cartouche. L’avenir du «Grand Moyen-Orient» se construit actuellement sur les ruines de la Syrie.


(1)  Le Monde du 27 février 2004.
(2)  Christophe Ayad- Le Monde du 7-8 octobre 2012.
(3)  Olivier Roy- Le Monde du 21 septembre 202.
(4)  Isabelle Mandraud- Le Monde du 7-8 octobre 2012.
(5)  Alain Frachon- Le Monde du 05 octobre 2012.
(6)  Envoyée spéciale- Le Monde du 25 septembre 2012.
(7)  Christophe Ayad- Le Monde du 25 septembre.
      (8) Benjamin Barthe- Le Monde du 11 octobre 2012.

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